Challenges
Thiébault Dromard

Leur mission: contrôler, pour des entreprises, le comportement de ceux qui sont en contact avec la clientèle, en se faisant passer pour un consommateur.



Dans sa tête, Pierre-François répète le scénario pour bien le mémoriser. Sa mission n’est pas difficile, mais au moindre faux pas il pourrait être démasqué. Au cours de sa visite mystère dans une boutique Rolex, il devra acheter une montre Milgauss et tenter d’obtenir un rabais de 10%. Rolex n’accepte aucune remise mais sait bien que certaines de ses concessions en usent et abusent. Le contrôle par un visiteur mystère permet de les confondre habilement tout en vérifiant que le processus de vente est conforme aux codes de cette marque horlogère ultraluxe.

Le vécu d’une mission

Le bonjour de la vendeuse est inaudible, et le sourire très forcé. Le modèle souhaité est sorti par la responsable, qui ne porte pas de gants. Avec tact, Pierre-François demande quel type de remise il peut espérer. Au lieu de repousser diplomatiquement la sollicitation, la vendeuse semble choquée et récupère la montre. Le faux client se défend en invoquant la proposition d’un établissement parisien à moins 10%. La vendeuse l’invite alors à se rendre le plus tôt possible à Paris pour acheter ce modèle.
Cette expérience, Pierre-François Jorsin l’a vécue. Il raconte dans un livre paru fin 2013, Le luxe comme vous ne l’avez jamais vu (éditions Maxima), son activité de visiteur mystère dépêché par des marques de luxe qui n’ont pas pris la précaution de lui faire signer une clause de confidentialité. "Cette expérience chez Rolex date maintenant de quelques années. J’ai aussi fait l’expérience contraire de boutiques Rolex irréprochables", précise-t-il.
L’utilisation des visiteurs mystères est vieille comme le monde. Le principe est simple : contrôler tous les aspects de la relation clients en se faisant passer pour un consommateur. Les Guides Michelin ne procèdent pas autrement. Aujourd’hui, la démarche s’est répandue dans tous les secteurs.

Un marché de 200 millions

D’après l’association des instituts d’enquêtes mystères (MSPA), le marché français s’établissait à 200 millions d’euros en 2013, contre 50 millions en 2004. Certaines entreprises ont industrialisé les contrôles. "Nous procédons chez McDonald’s à 2.400 visites mystères par mois en France : un restaurant est certain d’être contrôlé au moins deux fois par mois", indique Eric Sadier, responsable relation clients pour McDonald’s.
Pour chaque visite, un scénario plus ou moins complexe est imaginé. Cela va de l’achat d’un hamburger à la négociation d’un prêt relais à la banque. A l’issue de la visite, le faux client doit remettre un rapport précis, avec souvent une note, et répondre à un questionnaire pouvant aller jusqu’à une centaine d’items. Comme sur celui, faisant près de dix pages, de la société Albatross, qui travaille pour Tag Heuer :
"Est-ce que la boutique est propre ? Vous a-t-on salué dès votre entrée ? Le vendeur est-il correctement rasé ? Est-il propre ? Vous a-t-il posé des questions directes ? A-t-il passé du temps avec vous ? Connaît-il l’histoire de la marque ? Comment a-t-il réagi lors-que vous avez tenté d’obtenir une réduction ?"

Une activité très rentable

Rares sont les visiteurs mystères à pouvoir faire de cette activité une profession à part entière. Les visites sont rémunérées entre 7 et 80 euros, selon la complexité de la démarche. "C’était payé le double il y a dix ans, mais des sociétés ont cassé le marché", constate Alain Dubreuil, gouverneur pour la France de la MSPA. S’y ajoute le défraiement. "Des étudiants peuvent déjeuner à l’œil au restaurant", relève Françoise Rousseau, directrice générale de Market Force France, un des leaders de ce marché.
L’activité est très rentable : "Les sociétés spécialisées facturent de 150 à 600 euros la visite", révèle Pierre-François Jorsin. Au point que des groupes de sondages y voient l’occasion de se diversifier. BVA a ainsi racheté l’an dernier Masters Consultants et DMS. Pour faire baisser la note, des entreprises ont tenté de faire passer la facture dans le compte formation. "C’était très classique, c’est aujourd’hui beaucoup plus encadré", réagit Alain Dubreuil.
Mais il arrive que ce processus bien huilé dérape. Car, au-delà de la mesure de la qualité du service, ce dispositif permet d’avoir un œil sur l’ensemble du comportement d’un vendeur. "J’ai pu découvrir que des commerciaux de Ferrari exagéraient le montant de la reprise d’un véhicule ancien pour être certains de l’emporter puisque leur rémunération est calculée sur le nombre de voitures de luxe vendues", révèle Jorsin. Une information que n’aurait pas mise en lumière une simple caméra de surveillance. "Nous refusons la délation  et harmonisons par un comité de lecture les comptes rendus de visite", nuance Françoise Rousseau.

Cas d’école au Printemps

Pour certains salariés, le recours à des visiteurs mystères va trop loin. Dans les grands magasins, cette démarche est devenue systématique. Le 13 juillet dernier, la direction du Printemps Haussmann a signé un accord avec trois syndicats (CGT, CFE-CGC et CFDT) aux termes duquel la note des visiteurs mystères intervient pour environ 20% dans le calcul de la prime d’intéressement annuelle de l’ensemble des salariés du Printemps.
Les visites permettent de contrôler non seulement les salariés du grand magasin, mais aussi les démonstrateurs qui travaillent pour les marques. DMS a remporté le contrat des visites dans ce grand magasin. "Nous avons refusé de signer cet accord car nous considérons que c’est un procédé déloyal qui ne permet pas d’entendre le salarié", explique Georges Das Neves, de l’Unsa Printemps, pour qui ce système s’apparenterait à du harcèlement.
"Ces visiteurs savent-ils que leur rapport peut donner lieu à l’éviction d’un démonstrateur ?" interroge-t-il, en soulignant le taux de rotation important de cette catégorie de personnel. "C’est un audit anonyme ; la note obtenue est celle d’une marque", réagit Marie-Eve Cazin, directrice des ressources humaines du Printemps.
A ce jour, aucun texte n’encadre cette pratique du visiteur mystère. "Nous avons mis au point un code éthique", se défend Alain Dubreuil, de la MSPA Europe, qui cherche à éviter que la profession dérape. Au point de défendre, l’an dernier, des stewards du Thalys menacés de licenciement à la suite de mauvais rapports de visiteurs mystères !

A quand des chartes déontologiques sur les visites mystéres à BPCE ?