11 janvier 2019

Les Français sont-ils aussi menacés par les "bullshit jobs", ces boulots à la con?



Par Thuy-Diep Nguyen le 11.01.2019 à 07h30 challenge.fr

INTERVIEW - Début d'année, l'heure des bonnes résolutions, des bilans... et de se poser la question : avez-vous un "bullshit job", un boulot à la con, vidé de tout but et de sens? Cela fait rigoler, mais inquiète aussi :78 % des salariés français sondés estiment parfois que les tâches qu’ils réalisent sont inutiles, selon une enquête BVA/mediarh.com.



SIPA & ADÈLE BRÉAU
C'est LE succès de librairie de cet automne en matière de qualité de vie et de bien-être au travail. Après le burn out, le bore-out… sommes-nous tous menacés par le syndrome des bullshit jobs - les boulot à la con ? Dans son livre récemment traduit en français (1), l'Américain David Braeber, anthropologue, économiste et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, met le doigt sur ces emplois inutiles qui pullulent dans un monde du travail en pleine ébullition et mutation, notamment sous l'impact de la révolution digitale. Les salariés sont de plus en plus en quête de sens pour leur job. Alors que d'autres fonctions très utiles à la société (enseignants, infirmières…) sont notoirement sous-évaluées financièrement.
Chargés de projets ou de mission, coordinateur, médiateur… De quoi parle-t-on précisément ? Graeber classe les bullshit jobs en cinq catégories :
• Les 
" cocheurs de case ", dont la raison d'être est de permettre à l'employeur de prétendre résoudre un problème… qu'il n'a en réalité pas du tout l'intention de solutionner.
• Les 
" faire-valoir " sont les personnes dont le job consiste avant tout à mettre en valeur ses supérieurs hiérarchiques ou les clients, sans avoir de réelle responsabilité opérationnelle qui leur permette de se réaliser.
• Les 
" contre-maîtres " qui ont pour travail de contrôler et d'encadrer des personnes qui travaillent déjà de manière autonome. Ils ont un pouvoir hiérarchique mais en réalité guère de marge de manœuvre au niveau opérationnel.
• Les 
" sbires ", recrutés à un poste sur le simple fait que le ou les concurrents ont créé ce même poste au sein de leur organisation, ils sont une réponse offensive et agressive à la concurrence. Exemple le plus flagrant ou récent, la mode des chief happiness officers ou des responsables de la stratégie…

• Les 
" sparadraps "
, recrutés pour s'atteler et résoudre un problème qui… n'existe pas.

  • La France est-elle aussi touchée par le phénomène des "bullshits jobs" qu'outre-Atlantique ? L'institut BVA associé au site mediarh.com a récemment sondé les salariés de l'Hexagone.
    •  Une enquête dont il ressort que si neuf salariés sur dix estiment que la contribution de leur travail à la société est bénéfique…78 % des sondés français estiment parfois que les tâches qu'ils réalisent sont inutiles. Revue de détail – instructif - avec Julien Goarant, directeur d'études de département Opinion de BVA.

Challenges - À la vue de votre enquête, y a-t-il un profil type du "bullshit jobber " en France ?
Julien Goarant - Globalement plus d'un salarié sur dix estime aujourd'hui que son métier est un bullshit job. Disons qu'à l'heure actuelle, on a plus de chances d'en trouver dans le secteur public et même plus particulièrement au sein d'entreprises publiques ou nationales, type SNCF, EDF… Beaucoup moins dans la fonction publique, les fonctions territoriales ou hospitalières. Plus de 30 % des salariés d'entreprises publiques et nationales émettent ainsi des doutes sur le fait d'avoir un bullshit job, contre 17 % des salariés de l'ensemble du secteur public et 9,3 % de ceux du privé. Dans l'ensemble, on trouve aussi plus de salariés qui doutent chez les CSP+ (70 % disent connaître des métiers qui sont les bullshit jobs, contre 61 % pour l'ensemble des sondés), dans l'industrie (74%). Pas de grosses différences en revanche selon les tranches d'âge.
Et selon les secteurs ?

Les métiers de la finance et de l'assurance semblent particulièrement ébranlés sur ce sujet, avec 19 % des gens qui disent que leur métier est un bullshit job, contre une moyenne de 12% sur l'ensemble. Il est vrai que ces métiers connaissent actuellement un vrai chamboulement, avec le digital qui peut donner le sentiment de vider quelques métiers de leur substance, tel ceux du conseil ou de l'accueil clientèle.
Faut-il en déduire qu'il y a plus de bullshits jobs aujourd'hui qu'hier ?

Il y a les mutations technologiques – le digital que j'ai mentionné – qui changent la donne. Il y a surtout le fait qu'aujourd'hui on met un nom dessus. Cela résulte de trois phénomènes concomitants et cumulatifs. D'abord l'avènement de l'entreprise horizontale, qui par essence multiplie les échanges et peut contribuer à cristalliser et nourrir un sentiment général de mal-être. Ensuite, la culture de l'évaluation systématique et permanente, en vogue dans beaucoup d'entreprises, amplifie le phénomène. Ce contrôle continu peut avoir un effet pervers dans la mesure où il met sans cesse le doigt sur l'utilité sociale réduite de certains métiers. Le cocheur de case, par exemple, peut se sentir en situation d'échec perpétuel. Enfin, la reconnaissance globale de phénomènes de souffrance au travail, le burn out, bore out, etc., et le fait que ce phénomène soit révélé, reconnu et rationalisé maintenant dans l'entreprise, contribue aussi au sentiment qu'il y a plus de bullshit jobs.
Toutes les entreprises sont-elles concernées ?

On constate que le phénomène est encore plus flagrant chez les salariés d'entreprises de plus de 500 salariés, les ETI et grands groupes – 14,5 % de personnes qui déclarent avoir un bullshit job versus une moyenne globale, toujours, de 12 %. Les PME sont dans la moyenne. C'est devenu un vrai sujet pour les grands groupes – ce, d'autant plus que beaucoup d'entre eux font aujourd'hui de la gestion de carrière un thème important de communication et d'affichage.
Vos conseils pour ces entreprises ?

78 % des salariés ont parfois ou toujours l'impression d'effectuer des tâches inutiles. 73 % estiment que certaines fonctions existantes sont inutiles pour la réalisation de leur mission. 64 % estiment que leur job consiste parfois à résoudre des problèmes qui n'existent pas. Devant un constat aussi criant, on ne peut que suggérer aux entreprises de prendre le temps de faire l'inventaire et de limiter, voire supprimer, les fonctions ou interventions inutiles qui entravent l'efficacité du salarié. Ou, pis encore, devenir un élément d'évaluation.
 A quoi bon, par exemple, nommer quelqu'un à un poste de médiateur, s'il est voué à avoir peu voire pas de contacts pendant plusieurs jours ? Ou confier à un salarié un problème qui n'a pas vocation à être résolu ?
 C'est le mettre d'emblée en position d'échec, c'est fabriquer 
les conditions du bullshit job. Il faut donner du sens à chaque 
poste, dans la tête du salarié mais aussi dans celle de 
l'employeur. Réconcilier les deux camps en définissant des 
missions claires.
1.      Jobs, éditions Les Liens qui libèrent, 416 pages, 25 euros.

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