22 juin 2018

CHSCT Intelligence artificielle, les contentieux de demain


Les programmes d’intelligence artificielle doivent-ils donner lieu à expertise du CHSCT ? Analyse des réponses diverses des TGI à l’occasion du projet Watson.
21/06/2018  Semaine Sociale Lamy, n°1821

Intelligence artificielle, les contentieux de demain
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Chatbot dans les banques, Skypod dans les entrepôts, Vera dans le recrutement, véhicules autonomes… L’intelligence artificielle inquiète. Au-delà de l’impact en termes de suppressions d’emploi à terme, difficile à estimer selon les experts, la question de l’incidence sur les conditions de travail est une préoccupation immédiate et actuelle.
La Cour de cassation vient de rendre l’une des premières décisions sur ce sujet. Dans un arrêt inédit (Cass. soc., 12 avr. 2018, n° 16-27.866), elle a été amenée à se prononcer sur le programme Watson, développé par IBM, avec des applications dans divers secteurs.
L’affaire concerne le secteur bancaire et la Caisse de Crédit Mutuel du Sud-Est en particulier.
Le programme offre les fonctionnalités suivantes :
– il trie les courriels reçus par les chargés de clientèle à partir de mots clés et réoriente ceux contenant certains mots clés vers le guichet pour qu’ils soient traités par les agents d’accueil et non plus les chargés de clientèle ;
– il propose aux chargés de clientèle un ordre de priorité dans le traitement des courriels non transférés à l’accueil en fonction de l’urgence présentée par le courriel ;
– il propose des réponses préformatées avec une déclinaison de situations permettant aux chargés de clientèle de répondre de manière appropriée sans oublis.
Le CHSCT de la Caisse était consulté sur les conséquences de l’introduction du programme et avait désigné le 9 juin 2016 un expert afin d’examiner les modifications apportées aux conditions de santé, de sécurité et aux conditions de travail dans le cadre des dispositions de l’article L. 4614-12 2° du Code du travail selon lequel dans sa rédaction alors applicable : « Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut faire appel à un expert agréé :
1° Lorsqu’un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement. »
Le président du tribunal de grande instance de Lyon, saisi en la forme des référés par la Caisse, a annulé le 28 novembre 2016 la désignation de l’expert. La Cour de cassation approuve cette décision et estime que le président a pu considérer que l’existence d’un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés n’était pas démontrée.
Le président du tribunal avait en effet considéré que le programme Watson n’avait que des conséquences mineures dans les conditions de travail directes des salariés.
L’arrêt du 12 avril 2018 de la Cour de cassation approuve cette décision : « le président du tribunal de grande instance [...] a pu en déduire que l’existence d’un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail n’était pas démontrée… ».
À la lecture d’autres décisions rendues dans des affaires impliquant le développement de Watson dans d’autres banques, l’appréciation sur le caractère important ou non du projet d’introduction de ce programme est cependant loin de faire l’objet d’une appréciation consensuelle.
Certaines décisions prennent d’ailleurs des positions radicalement opposées.
Elles concernent toutes le point de savoir si la désignation d’un expert par le CHSCT au titre d’un projet important est justifiée, et non la question de savoir si la consultation du CHSCT était un prérequis.
LES DÉCISIONS ANNULANT LA DÉSIGNATION DE L’EXPERT
Plusieurs décisions vont en ce sens.
Une modification mineure en termes de conditions de travail
TGI Lyon, 28 nov. 2016, objet du pourvoi en cassation
Il s’agit tout d’abord de la décision du président du TGI de Lyon du 28 novembre, à l’origine de la décision de la Cour de cassation du 12 avril dernier.
Le président du tribunal se prononce de manière très claire sur le fait que l’introduction du logiciel n’implique qu’une modification mineure en termes de conditions de travail.
Le fait que les conséquences de Watson impliquent un gain de temps de 10 minutes seulement par jour par salarié dans le tri des e-mails et que le système facilite le travail de réponse (en proposant des réponses, remplaçant ainsi la consultation par le chargé de clientèle de fiches) semble avoir été déterminant dans la décision.
Le nombre important de salariés concernés (environ 650 selon le CHSCT) n’a pas été considéré comme un élément de nature à caractériser, dans ce contexte, un projet important.
Le président du tribunal n’a pas davantage retenu les arguments (qui peuvent d’ailleurs paraître contradictoires) du CHSCT suivant lesquels le logiciel entraînerait un appauvrissement intellectuel pour les chargés de clientèle et également une intensification de leur travail. Le président relève ainsi que « l’appauvrissement intellectuel redouté par le CHSCT en termes de conséquences pour les chargés de clientèle n’apparaît pas réel dès lors que l’aide matérielle ainsi apportée se traduit surtout par un gain de temps pour le travail le plus fastidieux de tri des priorités et par l’apport d’un soutien en matière de réponse à apporter dans les différents domaines concernés d’assurance ou de banque pour éviter de commettre des erreurs, que la consultation de fiches pouvait tout aussi bien pallier auparavant ; que la crainte exprimée par le CHSCT d’intensification du travail, à l’opposé de son premier souci d’appauvrissement des tâches n’est pas objectivée par le gain attendu de seulement dix minutes par jour et par salarié ».
L’argument relatif à la perte de la qualité du travail réalisé n’est pas pertinent
TGI Nantes 24 nov. 2016 ; CA Rennes, 29 sept. 2016, n° 16/09377
Ces décisions ont été rendues en référé (ce qui est surprenant, la contestation de la désignation d’un expert ne pouvant faire l’objet que d’une décision prise en la forme des référés, susceptible uniquement d’un pourvoi en cassation et non d’un appel)1.
C’est la Caisse du Crédit Mutuel de Loire-Atlantique qui était cette fois-ci concernée.
Le CHSCT soutenait que l’importance du projet était démontrée au regard d’éléments quantitatifs :
– nombre important de salariés concernés : 78 482 ;
– coût du projet : 30 millions sur cinq ans ;
– répercussions sur les clients : 30 millions de clients ;
mais aussi qualitatifs :
– surcharge supplémentaire des chargés d’accueil qui recevront les emails filtrés par Watson et perte de qualité de leur travail du fait de l’augmentation des charges administratives ;
– augmentation des exigences à l’égard des chargés d’accueil du fait de la libération de 10 minutes de travail par jour résultant du tri des e-mails par le logiciel ;
– conséquences sur la santé psychique des salariés du fait du manque de convivialité du nouveau système.
Tant le tribunal que la cour d’appel ont annulé la désignation de l’expert. La cour a notamment relevé que « l’analyse des courriers n’a pas pour objet de modifier les conditions de travail ni de santé ou de sécurité des salariés. Les horaires de travail n’ont pas vocation à être modifiés, de même que les tâches et moyens ».
Elle souligne également que « l’argument relatif à la perte de la qualité du travail réalisé par le conseiller chargé de l’accueil n’est pas pertinent dans la mesure où le programme Watson est destiné à procéder à l’analyse des courriels à sa place et à la soulager de cette tâche. Le manque de convivialité dénoncé et le caractère impersonnel des réponses ne relèvent pas des conditions de travail ni de santé ni de sécurité ».
À titre personnel, j’avoue que l’argument tiré d’un manque de convivialité, certes très inventif, me paraît plus qu’excessif. Il est heureux que la Cour d’appel (même si elle n’était pas compétente pour statuer) ait considéré que ce critère est étranger au débat des conditions de travail, de santé et de sécurité.
UNE DÉCISION APPROUVANT LA DÉSIGNATION DE L’EXPERT
TGI Paris, référé, 3 nov. 2016, n° 16/58942
À l’inverse, dans une affaire impliquant cette fois-ci le CIC, le président du Tribunal de grande instance de Paris, saisi en la forme des référés, a retenu une position inverse à celle de Lyon…
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1. C. trav. art. R. 4614-20, dans sa rédaction alors applicable : « Lorsque le président du tribunal de grande instance est appelé à prendre la décision mentionnée au deuxième alinéa de l’article 
L. 4614-13, il statue en la forme des référés. »
Alexandra Stocki, Avocate associée, cabinet Bird & Bird

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