2 juillet 2014

Travail et Politique : débat sur le suicide d’un banquier à l’écran





Plusieurs événements et rencontres récentes nous ont amené à explorer des facettes variées de la déontologie financière. Dans cette série d’articles, Deontofi.com revient sur les enjeux de ces rencontres. Premier épisode avec l’association Travail & Politique, qui organisait un débat autour d’un film sur le suicide d’un banquier : « De bon matin ». Thème d’actualité après le suicide survenu au siège de la Bred Banque Populaire ce 22 avril 2014.
L'association Travail et Politique veut interpeller les responsables politiques sur les sujets de société liés au travail, au-delà des questions d'emploi et de salaires dans l'actualité.
L’association Travail et Politique veut interpeller les responsables politiques sur les sujets de société liés au travail, au-delà des questions d’emploi et de salaires dans l’actualité.
Reçu par le hasard des réseaux, un courriel de l’association Travail et Politique nous invitait mardi 8 avril à une projection-débat autour du film « De bon matin », deux semaines avant le suicide d’une responsable de la Bred Banque Populaire. De 18h30 à 22h, une centaine de personnes réunies dans l’auditorium de la cinémathèque Marguerite Duras du 20ème arrondissement ont pu ainsi découvrir ou revoir sur grand écran ce film de Jean-Marc Moutout avec Jean-Pierre Darroussin, sorti en 2011.
En résumé, c’est l’histoire d’un banquier (Paul -JP Darroussin-, chargé de grands comptes « collectivités locales » à la direction régionale d’une banque banale, ici baptisée BICF), enfermé par sa nouvelle hiérarchie dans une spirale de pressions et déclassement (évaluations soudain négatives, retrait de prérogatives et fonctions transférées au jeune diplômé qu’il a formé…). Un bon matin, exaspéré par une accumulation de petites humiliations dont il ne trouve plus l’issue, le banquier se fait sauter la cervelle d’un coup de pistolet automatique, après avoir buté son boss et son jeune collègue ambitieux, de deux pruneaux dans le buffet chacun, comme dirait San Antonio. Aïe, là on ne rigole plus ! Car ce film est inspiré d’une histoire vraie, un fait divers dont on est presque surpris qu’il n’arrive pas plus souvent.
Après la projection, le débat s’installe pendant plus d’une heure entre les membres et invités de l’association Travail et Politique.
Des suicides liés à la violence professionnelle, il y en a dans la banque, comme dans d’autres secteurs, même si l’omerta est peut-être plus forte dans le monde feutré de la finance où tout s’achète. Au cours du débat, on aborde par exemple le suicide à l’automne 2010 de la responsable de la conformité de BNP Paribas Epargne et Retraite Entreprise, une mère de famille comblée, apparemment sans raison d’atteindre ce niveau de dépression sinon un environnement professionnel sournoisement agressif.
Seuls trois articles avaient étaient à l’époque parus dans la presse sur ce drame professionnel : dans l’Humanité Dimanche et Libération (lire Libération du 22/12/2010 p.12  Suicide en sourdine à la BNP Paribas et la lettre ouverte au président de la BNP, aux dirigeants et actionnaires adressée par Médiapart le 16/11/2010 ) ainsi que dans Le Revenu, dont j’étais le rédacteur en chef. Ce dernier article avait fort déplu à l’éditeur du magazine financier (lire ici l’article « L’irresponsabilité des banques passe mal«  et aussi le second article censuré par le propriétaire du Revenu). Il faut dire que sa position de vendeur d’espace publicitaire et ses relations avec les dirigeants de la BNP affectaient désespérément ses qualités journalistiques.
Le scandale du suicide fut mieux étouffé que dans d’autres groupes (France Télécom, Renault, La Poste…). Selon un syndicaliste interrogé à l’époque, les employeurs confrontés à ces drames se rapprochent de la famille en expliquant « Votre conjoint était très bien couvert par les assurances de la banque, nous vous aiderons, vous n’aurez pas de soucis matériels, mais si vous faites des vagues et des problèmes, la banque ne pourra pas vous soutenir, les procédures prendront très longtemps et vous n’y gagnerez rien… ». Alors on enterre souvent le sujet avec le défunt ou la défunte. Le suicide d’une responsable de back-office de 52 ans, qui aurait mis en cause sa hiérarchie avant de se jeter du siège de la Bred Banque Populaire, ce mardi 22 avril 2014, illustre encore dramatiquement ce fléau.
Porter à l’écran une fiction psychologique crédible basée sur un tel fait divers était donc un vrai défi. Très réussi. Notons cependant que l’idée de choquer l’opinion en s’en prenant aussi froidement, et sans plus de jugement, à la cause désignée du malaise (les deux supérieurs exécutés qui sont pourtant des pions plus que des cerveaux de l’affaire), est plus répandue chez les fondamentalistes religieux adeptes d’attentat-suicide, ou autres justiciers librement armés jusqu’aux dents, comme l’Amérique en produit. Jusqu’ici, un tel degré de violence ne s’est pas encore répandu en France, même dans la police, où l’on déplore pourtant près d’un suicide par semaine d’agents armés.
Affiche du film "De bon matin", de Jean-Marc Moutout avec Jean-Pierre Darroussin, racontant la dépression d'un banquier qui exécute deux collègues avant de se suicider.
Affiche du film « De bon matin », de Jean-Marc Moutout avec Jean-Pierre Darroussin, racontant la dépression d’un banquier qui exécute deux collègues avant de se suicider.

Au-delà de cette parenthèse, le film de Jean-Pierre Moutout est instructif, car parfaitement documenté. Il donne une idée très précise du climat qui s’instaure dans cette banque avant l’issue fatale (le film est construit en flash-back à partir de l’assassinat des cibles du suicidé). Par exemple, beaucoup d’éléments constitutifs des pressions exercées sur le héro du film existent réellement dans la banque, comme en témoignent plusieurs études commentées par Deontofi.com.
Relisez à ce sujet nos articles sur les risques psycho-sociaux médicalement observés chez les professionnels de la finance, et l’enquête soulignant le stress causé par les injonctions contradictoires dans les métiers bancaires.
« Le discours managérial du patron du suicidé est d’une grande violence symbolique, vécue en entreprise, qui ferme tout débat et génère du stress », note Jean-Marie Bergère, membre actif de Travail et Politique et expert du cabinet Métis, qui a décortiqué ce film et le travail de son réalisateur (lire sa critique sur le site Metiseurope.eu ). « On se tutoie, on doit se tutoyer pour travailler en confiance », insiste son boss tout en dévalorisant son subordonné, tandis que ce dernier (Darroussin) lui demande justement de le vouvoyer pour conjurer cette absurdité.
Autre temps fort, celui de l’évaluation, ou plutôt du commentaire d’un entretien d’évaluation défavorable au salarié-banquier dont on sent l’instrumentalisation par la direction. « Tu n’as pas fait tes objectifs, tu es démotivé », assène le directeur. « Je croyais qu’on n’avait plus d’objectifs individuels et seulement des objectifs collectifs », rétorque le banquier. « C’est la même chose, tu fais 10% de moins que tes collègues et ça plombe la moyenne », enfonce le chef.
Ce passage est très significatif, car tout est vrai. Depuis la directive sur les « marchés d’instruments financiers » (Directive 2004/39/CE dite MIF, ou Mifid en anglais) entrée en vigueur en France le 1er novembre 2007, il est théoriquement interdit de mettre en place des systèmes de rémunération et de commissionnement susceptibles de biaiser les conseils financiers en favorisant la vente de services plus rémunérateurs pour la banque, mais pas forcément adaptés aux besoins des clients. Bien sûr, cela n’a pas changé grand-chose dans la pratique.
Dans une étude sur l’impact de la directive MIF auprès d’une petite centaine de collaborateurs des principaux réseaux bancaires, la fédération CFDT de la Banque avait observé que « pour 60% des sondés, aucun changement n’a été constaté sur les systèmes de commissionnements depuis l’introduction de la MIF. Pour 78% des sondés, des challenges commerciaux existent pour des produits MIF malgré la directive. » (lire le rapport de la CFDT sur l’impact de la directive MIF sur l’organisation du travail et la rémunération dans les banques ).
Christian du Tertre, président de l’association Travail et Politique, professeur d’économie à Paris 7 et directeur scientifique du laboratoire d’intervention recherche ATEMIS, intervint plus tard dans le débat pour rechercher l’origine de cette tragédie. Quand le problème naît-il ? Peut-être à l’occasion de cet entretien aux allures de dialogue de sourds arbitraire. « La question de l’évaluation est un problème politique majeur, explique-t-il. On est passé d’une économie industrielle, matérielle, dont on pouvait comptabiliser la production, à une économie servicielle, immatérielle basée sur des relations et valeurs sociales très subjectives ».
Selon cette analyse, le système de domination, qui existait dans l’économie industrielle, ne produit plus les mêmes effets dans le monde du travail actuel, car « on demande aux salariés de participer eux-mêmes à structurer la société qui les confronte à leurs contradictions  ». C’est un peu abstrait par rapport au seul enjeu de déontologie financière, mais ils tiennent une idée : « la nouvelle société du travail implique chaque salarié dans son autodestruction », entend-on encore.
Concrètement, « les systèmes de notation sont absolument catastrophiques », résume Christian du Tertre, le président de Travail et Politique. D’ailleurs, la plupart ne tiennent pas la route, compte tenu des valeurs totalement arbitraires utilisées pour distribuer les bons et mauvais points. Peu sont contestés en justice, alors que leur légalité est très fragile, voire indéfendable.
Il y a près de six ans, les salariés du groupe d’édition spécialisé Wolters Kluwer France avaient obtenu, grâce au procès mené par leurs syndicats, la condamnation de ces évaluations arbitraires. Les critères d’évaluation reposaient notamment sur les six valeurs du groupe : le «focus client», la «création de valeur», l’«intégrité», le «travail en équipe», l’«innovation» et la «responsabilité»; valeurs tellement subjectives et floues que la direction est condamnée par le tribunal à les définir…», ironisaient avec bon sens les salariés (lire le communiqué intersyndical ici: EvaluationIlliciteJugementContreWKF ).
Tous métiers confondus (informaticiens, employés, commerciaux, formateurs, cadres, journalistes…), les 1200 salariés du groupe refusaient d’être «évalués» selon leur capacité à « créer de la valeur en maîtrisant les aptitudes générales nécessaires au maintien et au développement de l’activité » ou encore à s’engager « à respecter les accords conclus et gérer activement la chaîne d’interdépendances en acceptant les responsabilités de son rôle au sein de cette chaîne » (sic!)… (lire le communiqué intersyndical ici: EvaluationIlliciteJugementContreWKF ).
Que ce soit par le biais d’objectifs contestables et contradictoires, de critères de notation arbitraires, ou par l’instrumentalisation des évaluations conduites sur ces critères, les salariés des banques sont malheureusement trop souvent confrontés à des organisations défavorables à la déontologie financière. Deontofi.com avait attiré l’attention de ses lecteurs sur un système d’émulation des salariés des Caisses d’Epargne déclaré illégal par un jugement du Tribunal de grande instance de Lyon du 4 septembre 2012, le considérant comme une « incitation pernicieuse à contourner la réglementation pour faire du chiffre » (lire « Une émulation interdite aux Caisses d’épargne »). Bonne nouvelle ! L’Ecureuil ayant contesté ce jugement, sa condamnation a été confirmée par un arrêt de la Cour d’Appel de Lyon du 21 février 2014.
Une décision salutaire pour corriger les dérives observées dans la déontologie des organisations financières. Ce progrès permettra peut-être d’éviter qu’un bon matin… deux dirigeants de banques soient exécutés par un collègue, pour n’avoir pas su anticiper les conséquences des consignes qu’on leur faisait appliquer, sans vraiment comprendre qu’ils en seraient victimes à leur tour.



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