Plusieurs événements et rencontres
récentes nous ont amené à explorer des facettes variées de la déontologie
financière. Dans cette série d’articles, Deontofi.com revient sur les enjeux de
ces rencontres. Premier épisode avec l’association Travail & Politique, qui
organisait un débat autour d’un film sur le suicide d’un banquier : « De bon
matin ». Thème d’actualité après le suicide survenu au siège de la Bred Banque
Populaire ce 22 avril 2014.
Reçu par le hasard des réseaux, un courriel de
l’association Travail et Politique
nous invitait mardi 8 avril à une projection-débat autour du
film « De bon matin », deux semaines
avant le suicide d’une responsable de la Bred Banque
Populaire. De 18h30 à 22h, une centaine de personnes réunies dans
l’auditorium de la cinémathèque Marguerite Duras du 20ème arrondissement ont pu
ainsi découvrir ou revoir sur grand écran ce film de Jean-Marc Moutout avec
Jean-Pierre Darroussin, sorti en 2011.
En résumé, c’est l’histoire d’un
banquier (Paul -JP Darroussin-, chargé de grands comptes
« collectivités locales » à la direction régionale d’une banque banale, ici
baptisée BICF), enfermé par sa nouvelle hiérarchie dans une spirale de
pressions et déclassement (évaluations soudain négatives, retrait de
prérogatives et fonctions transférées au jeune diplômé qu’il a formé…). Un bon
matin, exaspéré par une accumulation de petites humiliations dont il ne trouve
plus l’issue, le banquier se fait sauter la cervelle d’un coup de
pistolet automatique, après avoir buté son boss et son jeune collègue
ambitieux, de deux pruneaux dans le buffet chacun, comme dirait San
Antonio. Aïe, là on ne rigole plus ! Car ce film est inspiré d’une
histoire vraie, un fait divers dont on est presque surpris qu’il
n’arrive pas plus souvent.
Après la projection, le débat s’installe pendant plus d’une heure entre les membres et invités de l’association Travail et Politique.
Des suicides liés à la violence
professionnelle, il y en a dans la banque, comme dans d’autres
secteurs, même si l’omerta est peut-être plus forte dans le monde feutré
de la finance où tout s’achète. Au cours du débat, on aborde par
exemple le suicide à l’automne 2010 de la responsable de la conformité de BNP
Paribas Epargne et Retraite Entreprise, une mère de famille comblée, apparemment
sans raison d’atteindre ce niveau de dépression sinon un environnement
professionnel sournoisement agressif.
Seuls trois articles avaient étaient à
l’époque parus dans la presse sur ce drame professionnel : dans l’Humanité
Dimanche et Libération (lire Libération du 22/12/2010 p.12 Suicide en sourdine à la BNP Paribas et la lettre ouverte au président de la BNP, aux dirigeants et
actionnaires adressée par Médiapart le 16/11/2010 ) ainsi que dans Le
Revenu, dont j’étais le rédacteur en chef. Ce dernier article avait
fort déplu à l’éditeur
du magazine financier (lire ici l’article « L’irresponsabilité des banques passe mal« et aussi
le second article censuré par le propriétaire du
Revenu). Il faut dire que sa position de vendeur d’espace
publicitaire et ses relations avec les dirigeants de la BNP affectaient désespérément ses qualités
journalistiques.
Le scandale du suicide fut mieux étouffé que dans
d’autres groupes (France Télécom, Renault, La Poste…). Selon un syndicaliste
interrogé à l’époque, les employeurs confrontés à ces drames se rapprochent de
la famille en expliquant « Votre conjoint était très bien couvert par les
assurances de la banque, nous vous aiderons, vous n’aurez pas de soucis
matériels, mais si vous faites des vagues et des problèmes, la banque ne pourra
pas vous soutenir, les procédures prendront très longtemps et vous n’y
gagnerez rien… ». Alors on enterre souvent le sujet avec le défunt ou la
défunte. Le suicide d’une responsable de back-office de 52 ans, qui
aurait mis en cause sa hiérarchie avant de se jeter du siège de la Bred Banque
Populaire, ce mardi 22 avril 2014, illustre encore dramatiquement
ce fléau.
Porter à l’écran une fiction
psychologique crédible basée sur un tel fait divers était donc un vrai défi.
Très réussi. Notons cependant que l’idée de choquer l’opinion en s’en
prenant aussi froidement, et sans plus de jugement, à la cause désignée du
malaise (les deux supérieurs exécutés qui sont pourtant des pions plus que des
cerveaux de l’affaire), est plus répandue chez les fondamentalistes religieux
adeptes d’attentat-suicide, ou autres justiciers librement armés jusqu’aux
dents, comme l’Amérique en produit. Jusqu’ici, un tel degré de violence
ne s’est pas encore répandu en France, même dans la police, où l’on déplore pourtant près d’un suicide
par semaine d’agents armés.
Au-delà de cette parenthèse, le film de
Jean-Pierre Moutout est instructif, car parfaitement documenté. Il donne une
idée très précise du climat qui s’instaure dans cette banque avant l’issue
fatale (le film est construit en flash-back à partir de l’assassinat
des cibles du suicidé). Par exemple, beaucoup d’éléments constitutifs des
pressions exercées sur le héro du film existent réellement dans la banque, comme
en témoignent plusieurs études commentées par Deontofi.com.
Relisez à ce sujet nos articles sur les risques psycho-sociaux médicalement observés chez les
professionnels de la finance, et l’enquête soulignant le stress causé par les injonctions contradictoires dans
les métiers bancaires.
« Le discours managérial du patron du
suicidé est d’une grande violence symbolique, vécue en entreprise, qui ferme
tout débat et génère du stress », note Jean-Marie Bergère, membre actif de
Travail et Politique et expert du cabinet Métis, qui a décortiqué ce
film et le travail de son réalisateur (lire sa critique sur le site Metiseurope.eu ).
« On se tutoie, on doit se tutoyer pour travailler en confiance »,
insiste son boss tout en dévalorisant son subordonné, tandis que ce dernier
(Darroussin) lui demande justement de le vouvoyer pour conjurer cette
absurdité.
Autre temps fort, celui de l’évaluation,
ou plutôt du commentaire d’un entretien d’évaluation défavorable au
salarié-banquier dont on sent l’instrumentalisation par la direction. « Tu
n’as pas fait tes objectifs, tu es démotivé », assène le directeur.
« Je croyais qu’on n’avait plus d’objectifs individuels et seulement des
objectifs collectifs », rétorque le banquier. « C’est la même chose, tu
fais 10% de moins que tes collègues et ça plombe la moyenne », enfonce le
chef.
Ce passage est très significatif, car
tout est vrai. Depuis la directive sur les « marchés d’instruments
financiers » (Directive 2004/39/CE dite MIF, ou Mifid en anglais)
entrée en vigueur en France le 1er novembre 2007, il est théoriquement
interdit de mettre en place des systèmes de rémunération et de commissionnement
susceptibles de biaiser les conseils financiers en favorisant la vente de
services plus rémunérateurs pour la banque, mais pas forcément adaptés aux
besoins des clients. Bien sûr, cela n’a pas changé grand-chose dans la
pratique.
Dans une étude sur l’impact de la directive MIF
auprès d’une petite centaine de collaborateurs des principaux réseaux bancaires,
la fédération CFDT de la Banque avait observé que « pour 60% des sondés,
aucun changement n’a été constaté sur les systèmes de commissionnements
depuis l’introduction de la MIF. Pour 78% des sondés, des challenges
commerciaux existent pour des produits MIF malgré la directive. » (lire le rapport de la CFDT sur l’impact de la directive MIF sur
l’organisation du travail et la rémunération dans les banques
).
Christian du Tertre, président de
l’association Travail et
Politique, professeur d’économie à Paris 7 et directeur
scientifique du laboratoire d’intervention recherche ATEMIS, intervint plus tard
dans le débat pour rechercher l’origine de cette tragédie. Quand le
problème naît-il ? Peut-être à l’occasion de cet entretien aux allures
de dialogue de sourds arbitraire. « La question de l’évaluation est
un problème politique majeur, explique-t-il. On est passé d’une
économie industrielle, matérielle, dont on pouvait comptabiliser la production,
à une économie servicielle, immatérielle basée sur des relations et valeurs
sociales très subjectives ».
Selon cette analyse, le système de domination,
qui existait dans l’économie industrielle, ne produit plus les mêmes effets dans
le monde du travail actuel, car « on demande aux salariés de
participer eux-mêmes à structurer la société qui les confronte à leurs
contradictions ». C’est un peu abstrait par rapport au seul enjeu
de déontologie financière, mais ils tiennent une idée : « la nouvelle
société du travail implique chaque salarié dans son autodestruction »,
entend-on encore.
Concrètement, « les systèmes de
notation sont absolument catastrophiques », résume Christian du Tertre, le
président de Travail et
Politique. D’ailleurs, la plupart ne tiennent pas la route, compte
tenu des valeurs totalement arbitraires utilisées pour distribuer les
bons et mauvais points. Peu sont contestés en justice, alors que
leur légalité est très fragile, voire indéfendable.
Il y a près de six ans, les salariés du groupe
d’édition spécialisé Wolters Kluwer France avaient obtenu, grâce au procès mené
par leurs syndicats, la condamnation de ces évaluations arbitraires.
Les critères d’évaluation reposaient notamment sur les six valeurs
du groupe : le «focus client», la «création de valeur», l’«intégrité», le
«travail en équipe», l’«innovation» et la «responsabilité»; valeurs tellement
subjectives et floues que la direction est condamnée par le tribunal à les
définir…», ironisaient avec bon sens les salariés (lire le
communiqué intersyndical ici: EvaluationIlliciteJugementContreWKF
).
Tous métiers confondus (informaticiens, employés,
commerciaux, formateurs, cadres, journalistes…), les 1200 salariés du groupe
refusaient d’être «évalués» selon leur capacité à « créer de la
valeur en maîtrisant les aptitudes générales nécessaires au maintien et au
développement de l’activité » ou encore à s’engager « à respecter les accords
conclus et gérer activement la chaîne d’interdépendances en acceptant les
responsabilités de son rôle au sein de cette chaîne » (sic!)…
(lire le communiqué intersyndical ici: EvaluationIlliciteJugementContreWKF
).
Que ce soit par le biais d’objectifs
contestables et contradictoires, de critères de notation arbitraires, ou par
l’instrumentalisation des évaluations conduites sur ces critères, les salariés
des banques sont malheureusement trop souvent confrontés à des organisations
défavorables à la déontologie financière. Deontofi.com avait attiré
l’attention de ses lecteurs sur un système d’émulation des salariés des
Caisses d’Epargne déclaré illégal par un jugement du Tribunal de grande
instance de Lyon du 4 septembre 2012, le considérant comme une
« incitation pernicieuse à contourner la réglementation pour faire du
chiffre » (lire « Une émulation interdite aux Caisses
d’épargne »). Bonne nouvelle ! L’Ecureuil ayant contesté ce
jugement, sa condamnation a été confirmée par un arrêt de la Cour d’Appel de Lyon du 21 février
2014.
Une décision salutaire pour corriger les
dérives observées dans la déontologie des organisations financières.
Ce progrès permettra peut-être d’éviter qu’un bon matin… deux dirigeants
de banques soient exécutés par un collègue, pour n’avoir pas su
anticiper les conséquences des consignes qu’on leur faisait appliquer, sans
vraiment comprendre qu’ils en seraient victimes à leur tour.
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