30 janvier 2020

Discrimination systémique : la preuve par la généralité



Entretien avec Sandra Bouchon, Juriste au sein du pôle Emploi, biens et services privés et Julie Béranger, Juriste au sein du pôle Droits fondamentaux des étrangers, Défenseur des droits
30/01/2020  Semaine sociale Lamy, N° 1893


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Semaine sociale Lamy : Comment avez-vous travaillé dans le dossier de l'avenue de Breteuil ?

Défenseur des droits : Le Défenseur des droits a été saisi, en octobre 2016, par la CGT, de la situation de 25 salariés en situation irrégulière dénonçant diverses discriminations en raison de leur nationalité et de leur origine de la part de leur ancien employeur, une société du BTP, sur un chantier situé avenue de Breteuil dans le 7e à Paris. Un dossier a alors été ouvert puisqu’en application de l’article 4 de la loi du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits (DDD), ce dernier est compétent pour lutter contre tout type de discrimination.
Dans ce dossier dit « multiréclamants », puisque concernant 25 salariés, nous avons pris attache avec leurs avocats afin de nous voir présenter plus en détail leurs conditions de travail et les faits à l’origine du conflit. Nous avons alors été informées que tout avait commencé par un accident du travail assez grave sur le chantier, que le chef de chantier avait refusé d’appeler les secours, craignant un contrôle de police ou de l’inspection du travail, et que ce sont les salariés présents qui avaient dû intervenir en appelant les pompiers et les services de police qui se sont alors rendus, ainsi que l’inspection du travail sur les lieux. Le lendemain, l’accès au chantier était interdit aux travailleurs, les conduisant à monter un piquet de grève.
Dans les semaines qui suivirent, l’inspection du travail a effectué une enquête d’ampleur et analyse détaillée aboutissant à un procès-verbal de près de 300 pages constatant des dizaines d’infractions à la législation du travail. À la suite de ces diverses interventions de l’inspection du travail et de la CGT et du piquet de grève des travailleurs sans papiers concernés sur le chantier, la situation a évolué et une transaction a été signée entre les salariés et la société donneuse d’ordre.
L’enquête du Défenseur des droits s’est donc limitée à la société du BTP qui employait directement les salariés. Toutefois, la difficulté résidait dans le fait que cette dernière était en cours de liquidation judiciaire et que les gérants de fait et de droit n’étaient pas joignables. Nous avons donc adressé nos demandes de pièces (registre unique du personnel, compte rendu de chantier, etc.) au mandataire liquidateur et, par son intermédiaire, avons convoqué les gérants à des auditions. Nous n’avons toutefois eu aucun retour à ces convocations et les responsables de l’entreprise n’ont pas pu être entendus. Notre enquête s’est donc poursuivie sur la base des pièces en notre possession, à savoir celles transmises par les réclamants, le PV de l’inspection du travail qui nous avait été communiqué et les quelques échanges avec le mandataire liquidateur. C’est sur cette base que nous avons lancé notre réflexion juridique afin de nous prononcer sur les droits des réclamants et établir s’il y avait dans ce dossier violation du droit de la non-discrimination. Considérant que des éléments laissaient penser que c’était le cas, une note récapitulative a ensuite été adressée au mandataire liquidateur et à l’AGS, appelée dans l’affaire en raison de la liquidation judiciaire, pour remarques et observations. Il s’agit d’un courrier établi avant la prise de décision finale du Défenseur des droits, qui reprend notre analyse du dossier en fait et en droit. Nous n’avons reçu quasiment aucune remarque en réponse.
Le Défenseur des droits a alors rendu une décision le 19 avril 2019 concluant dans ce dossier à l’existence d’une discrimination systémique à l’égard de ces 25 travailleurs en situation irrégulière, en raison de leur origine et de leur nationalité. Nous sommes allées, en qualité d’agentes du Défenseur des droits, présenter les observations découlant de la décision rendue devant le conseil de prud’hommes lors de l’audience du 23 mai 2019, comme nous l’y autorise l’article 33 de la loi organique de 2011 relative au Défenseur des droits.

S’agit-il de la procédure classique d’instruction ?

DDD : Oui, lorsque les éléments de faits laissant présumer une discrimination sont suffisants, le Défenseur des droits décide de diligenter une enquête en usant des pouvoirs qui sont les siens. La particularité dans ce dossier est que deux pôles du DDD ont travaillé conjointement : le pôle Emploi, biens et services privés qui traite des discriminations dans l’emploi et le pôle Droits fondamentaux des étrangers. Le dossier a donc mobilisé de manière transversale notre institution dans ses réflexions.

Quel a été votre cheminement ?

DDD : Dans un premier temps, il s’agissait de savoir si le droit de la non-discrimination pouvait être mobilisé pour des travailleurs étrangers dépourvus de titre de travail et de séjour. En effet, l’article L. 8252-1 du Code du travail liste les points du code applicable aux travailleurs sans papiers en laissant penser que d’autres dispositions ne leur seraient pas applicables. Nous avons donc mené un travail de recherche des fondements juridiques applicables au niveau international et européen et avons analysé de manière approfondie la jurisprudence interne. Une décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 3 novembre 2011 (n° 10-20.765) concernant la situation d’une employée de maison capverdienne exploitée et licenciée par ses employeurs sans indemnité ni procédure après plusieurs années d’ancienneté nous a semblé particulièrement intéressante à mobiliser s’agissant de la protection contre les discriminations des travailleurs en situation irrégulière. À l’issue de ces recherches et réflexions, qui sont détaillées dans la décision du Défenseur des droits n° 2019-108, nous en avons conclu que les travailleurs dépourvus de titre entraient bien dans le champ de la non-discrimination. Ce cheminement préalable était nécessaire puisqu’il justifie l’intervention du Défenseur des droits au regard de ses compétences, dans le champ des relations de travail, en matière de lutte contre les discriminations. Il s’agissait ensuite de savoir si l’on se trouvait face à une discrimination multiple/intersectionnelle ou dans un contexte plus global de discrimination systémique. L’analyse de la place de ce groupe de travailleurs maliens sans papiers dans l’organisation du travail du chantier dont il était question nous a paru mettre en lumière, au regard des définitions de la notion, une discrimination systémique. La situation de ces travailleurs, en tant que groupe particulièrement défavorisé et maltraité, l’analyse de leur place dans la hiérarchie, leur invisibilité, leur interchangeabilité, le fait de les appeler les « Mamadous », de les cantonner aux tâches les plus difficiles rendaient évidente et nécessaire la démonstration de l’existence d’une discrimination systémique.

Est-ce une affaire inédite ?

DDD : C’est la première fois que le Défenseur des droits utilise et développe la notion de discrimination systémique. Ce dossier nous est apparu particulièrement propice à l’utilisation et la mise en exergue de cette notion, tant le groupe des travailleurs maliens sans papiers en question était particulièrement défavorisé. Il apparaissait dans cette affaire que chaque travailleur sur le chantier était relégué à certaines tâches en fonction de son origine et non en fonction de ses compétences réelles et supposées. Il existait un vrai système de hiérarchie pyramidale en fonction de l’origine de chacun : les travailleurs maliens sans papier étaient relégués aux tâches les plus pénibles et dangereuses de démolition (maniement de massues de plus de 10 kg, les travailleurs devaient monter sur des échafaudages de fortune, parfois sur des poubelles, pour effectuer leur travail, ils étaient exposés à des poussières, etc.) ; les travailleurs d’origine maghrébine constituaient la hiérarchie intermédiaire et les gérants assuraient les fonctions de direction et administratives. Il nous a semblé nécessaire de nommer juridiquement la somme de ces traitements discriminatoires à l’égard de ce groupe particulier. Toutefois, cela ne signifie pas que certaines situations n’auraient pas pu déjà être qualifiées comme telles. Cela aurait pu être le cas, par exemple, dans l’affaire des Chibanis contre la SNCF, désavantagés pendant leur carrière en raison d’un statut particulier parce qu’ils n’étaient pas Français.

Quelle définition retenez-vous du concept de discrimination systémique ?

DDD : Nous nous sommes basées sur les définitions existantes. Au niveau national, le rapport sur les discriminations remis par Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la Cour de cassation, à la ministre de la Justice en 2013 fait référence à la discrimination systémique en ces termes : il s’agit d’une discrimination relevant d’un système, avec des pratiques volontaires ou non, neutres en apparence, mais qui donnent lieu à des écarts de rémunérations ou d’évolution de carrière entre une catégorie de personnes et une autre. Cette discrimination systémique conjugue quatre facteurs : les stéréotypes et préjugés sociaux, la ségrégation professionnelle dans la répartition des emplois entre catégories ce qui est flagrant dans ce dossier, la sous-évaluation de certains emplois et la recherche de la rentabilité économique à court terme.
Par ailleurs, la notion a été beaucoup utilisée dans les pays anglo-saxons. Nous avons donc cité, dans la décision, la définition donnée par la Cour suprême du Canada : une situation d’inégalités cumulative et dynamique résultant de l’interaction, sur le marché du travail, de pratiques, décisions ou comportements individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres du groupe. La Cour fédérale du Canada met, quant à elle, en lumière le fait que la discrimination systémique résulte d’un phénomène continu, qui a des origines profondes dans l’histoire.
Nous insistons donc dans la décision du Défenseur des droits sur le fait qu’un système de domination raciste, tel qu’il est à l’œuvre au niveau de la société mise en cause dans ce dossier, trouve ses racines dans l’histoire et la perpétuation de stéréotypes ancrés. La répétition de certains stéréotypes et de domination d’un groupe sur un autre au sein de la société peut ainsi se retrouver au sein d’une organisation, d’une entreprise et créer ce type de discriminations. C’est finalement la répétition au sein de la société de certains comportements qui va créer au sein d’une structure un phénomène discriminatoire. Par exemple, c’est parce que des comportements sexistes existent, se répètent, se banalisent et se perpétuent dans une société qu’ils vont pouvoir se déployer au niveau de l’entreprise. Partant de ces définitions, nous avons souhaité démontrer que pour avancer dans le domaine de la lutte contre les discriminations, il faut sortir du seul prisme des situations individuelles pour s’intéresser à leur caractère systémique.

Quel a été l’apport de la sociologie dans ce dossier ?

DDD : Nous avons amplement utilisé les travaux de Nicolas Jounin qui, dans le cadre de son doctorat en sociologie, a mené une vaste enquête intitulée « chantier interdit au public » pour laquelle il s’est immergé plusieurs semaines, en qualité d’intérimaire, parmi les travailleurs du bâtiment. Il avait d’ailleurs, dans le cadre de ses travaux, évoqué le concept « d’apartheid professionnel » pour ce groupe de travailleurs et mis en évidence une certaine hiérarchisation des tâches en fonction des origines de chacun.
Dans ce dossier, il s’agit d’un système de domination raciste à l’échelle de l’entreprise, dans un secteur déterminé, le BTP, à l’égard de travailleurs maliens en situation irrégulière, cantonnés aux tâches les plus dures physiquement. Le PV de l’inspection du travail montre d’ailleurs à quel point ces comportements vont au-delà de l’atteinte à leur dignité. C’est leur vie qui n’a quasiment pas de valeur pour leurs employeurs. Ce sont des « composants remplaçables », des « Mamadous ». C’est l’enquête menée par l’inspection du travail qui a permis de constater que les 25 travailleurs étaient bien des salariés de l’entreprise. Le dossier montre ainsi une réelle volonté d’invisibiliser ces travailleurs, de nier leur statut au sein de l’entreprise. Il nous est donc apparu fondamental de restaurer une forme de dignité pour ces travailleurs en faisant émerger le concept de discrimination systémique : ce groupe-là est particulièrement discriminé par le fait qu’il est rendu complètement invisible.
Au-delà de la hiérarchisation des fonctions selon leurs origines, l’absence de titre de séjour et d’autorisation de travail est venue renforcer le traitement discriminatoire de ce groupe de travailleurs maliens. Le fait qu’ils soient en situation irrégulière sur le territoire français a créé pour l’employeur une sorte de lien de subordination exorbitant du droit commun qui lui a fait croire qu’il était autorisé à soumettre ces travailleurs à des conditions de travail particulièrement indignes et dégradantes. Le fait qu’ils soient sans papiers accentuait considérablement leur vulnérabilité à l’égard d’employeurs particulièrement indélicats, qui usaient de cette vulnérabilité pour les exploiter. Ce dossier est une illustration extrême de ce qui peut se passer sur les chantiers et sur la négation totale des droits des travailleurs sans papiers.

Quel a été le poids de vos conclusions dans cette affaire ?

DDD : Nos conclusions ont servi à la mobilisation des outils juridiques, à l’explicitation à l’audience de la notion de discrimination systémique et à caractériser l’importance de la faire émerger pour le droit de la non-discrimination en France. La décision du CPH de Paris reprend notre analyse sur les textes applicables. Pour le reste, nos interventions à l’audience et celles du sociologue, de la CGT, des avocats et des salariés ont permis de faire émerger le concept et que soit rendu un jugement si exemplairement motivé.

Quel est l’apport de ce nouveau concept dans votre travail ?

DDD : Malgré le principe d’aménagement de la charge de la preuve existant en matière de discrimination sur le plan civil, il est souvent difficile de caractériser juridiquement certaines situations individuelles car nous manquons d’éléments. Lorsqu’on est face à une discrimination individuelle, l’employeur peut toujours alléguer que son comportement est justifié par tel ou tel motif. Le concept de discrimination systémique permet une preuve par la généralité. Dans le cas des discriminations dans l’emploi en raison de l’origine, il nous permet de prendre de la hauteur pour rechercher des éléments de faits pouvant laisser supposer un comportement discriminant de l’employeur à l’égard d’un groupe dans son intégralité, ce qui peut être intéressant.
Par exemple, dans une affaire concernant une discrimination à l’embauche au sein de la société Airbus, l’analyse du registre du personnel montrait que tous les travailleurs portant un nom à consonance d’origine maghrébine ne se voyaient jamais proposer un CDI et restaient cantonnés à des emplois en CDD ou des contrats d’intérim. Il existait dans ce dossier une pratique systémique visant un groupe, désavantagé en matière d’accès à un emploi pérenne, dans une importante société française.

Quel est l’avenir de ce nouveau concept ?

DDD : Le Défenseur des droits espère que les associations, les avocats s’empareront de cette notion dans d’autres dossiers, dans le secteur du bâtiment ou dans d’autres secteurs comme par exemple la restauration. Nous la mobiliserons aussi dès que l’occasion se présentera et que les réclamations s’y prêteront. Nous aurons davantage le réflexe d’analyser les faits à la lumière de ce concept.
L’action de groupe introduite récemment en France en matière de discrimination est aussi un levier judiciaire intéressant pour mettre en lumière une discrimination systémique envers une population déterminée.
Au-delà de la reconnaissance de la notion, la décision permet aussi de rétablir ces travailleurs en situation irrégulière dans leur dignité et dans leurs droits, de les considérer comme des travailleurs comme les autres, de les rendre visibles. La décision du CPH de Paris est aussi inédite sur ce point et constitue sûrement une porte d’entrée dans de futurs dossiers. Les 25 travailleurs maliens présents à l’audience ont pu s’exprimer et se sont vus rétablir dans leur dignité.

Propos recueillis par Sabine Izard

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