Lorsqu'une salariée a été victime, dans l'exercice de ses fonctions, d'agissements discriminatoires, humiliants et dégradants, l'employeur est responsable même s'il n'existe aucun lien de subordination entre lui et les fauteurs de trouble.
02/04/2019 Jurisprudence Sociale Lamy, n° 472
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Les faits
Employée en qualité d'agent polyvalent par un club sportif, une salariée, en contrat d'aide à l'emploi d'un an, est appelée à travailler en cuisine lors d'une soirée faisant suite à un tournoi de tennis. Des bénévoles de l'association sont venus prêter main forte au personnel de l'association et se laissent aller à toutes sortes d'incivilités à l'encontre de cette salariée, non seulement des propos injurieux à connotation sexiste (« sac à foutre »), mais également des jets de détritus, salade, frites, œufs frais, sur sa personne, le tout sous l'œil indifférent de ses supérieures hiérarchiques et de son tuteur, salarié chargé de l'accompagner dans son intégration dans l'entreprise.
La jeune femme envoie une lettre à son employeur par laquelle elle se plaint des humiliations qu'elle a subies et lui reproche, par son manquement à son obligation de sécurité de résultat, de l'avoir laissée pâtir de comportements discriminatoires. L'employeur lui répond qu'une enquête interne a été diligentée mais que les faits dénoncés ne peuvent pas être interprétés comme des faits de discrimination. Il lui indique qu'elle peut demander à être reçue par le bureau si de nouveaux comportements qu'elle estimerait discriminatoires survenaient mais aussi qu'elle doit faire des efforts pour s'intégrer à l'équipe de restauration et ne pas dénigrer le club auprès des adhérents.
Compte tenu d'un état dépressif réactionnel et de son appréhension à se retrouver face aux auteurs de ces brimades, son médecin la place en arrêt de travail. Comme elle n'a que six mois d'ancienneté, elle ne perçoit que les indemnités journalières de la sécurité sociale.
Les demandes et argumentations
C'est dans ce contexte qu'elle saisit la juridiction prud'homale d'une demande en dommages et intérêts pour préjudice moral et matériel (perte de salaire).
Une première fois, elle est déboutée par la Cour d'appel de Poitiers qui retient « que la simple vulgarité indéniable des propos « sac à foutre » tenus à son égard par un autre salarié ne peut caractériser l'existence de paroles discriminatoires » et que le comportement des jeteurs de détritus étaient « inacceptables » mais pas discriminatoires.
La Cour de cassation censure les conseillers poitevins, qui, devant ces « éléments ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité de la salariée laissant supposer l'existence d'une discrimination », auraient dû demander à l'employeur d'établir que ces agissements n'étaient pas constitutifs d'une discrimination. Faute d'une telle démonstration, ils auraient dû donner gain de cause à la salariée (Cass. soc., 20 mai 2015, no 14-13.357).
La cause est renvoyée devant la Cour d'appel de Limoges. Devant celle-ci, les arguments changent. Il n'est plus question de remettre en question le caractère discriminatoire des faits qui font grief, l'employeur se place sur le terrain de la responsabilité. Il se réfugie derrière le fait que les personnes qui se sont mal conduites n'étaient pas ses salariés. La cour d'appel le suit dans son raisonnement et déboute la salariée de sa demande, jugeant que « la responsabilité de l'employeur ne saurait être engagée à raison de faits fautifs commis envers sa salariée par des personnes avec lesquelles il n'apparaît lié par aucun lien de préposition ».
Sans se décourager, la salariée forme à nouveau un pourvoi devant la Cour de cassation.
La décision, son analyse et sa portée
Bien lui en prend car la Cour de cassation reconnaît la responsabilité de l'employeur. L'attendu de principe est sans ambiguïté :
« Attendu que l'employeur, tenu envers ses salariés d'une obligation de sécurité en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, notamment en matière de discrimination, doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés ».
Il est rendu au visa des articles L. 1132-1 du Code du travail (interdiction de la discrimination), L. 4121-1 (obligation de sécurité de résultat) et L. 4121-2 du même code (mesures de prévention à prendre en matière de sécurité).
• Responsabilité extracontractuelle ou contractuelle ?
On aurait pu s'attendre à ce que soit également visé l'article 1242, alinéa 5, du Code civil qui rend les maîtres et commettants responsables des actes de leurs préposés (responsabilité extracontractuelle), car la question était bien là : les salariés sont-ils les seuls à pouvoir être des préposés dont l'employeur est responsable ?
“Les salariés sont-ils les seuls à pouvoir être des préposés dont l'employeur est responsable ?”
La Chambre sociale fait une sorte de raccourci, s'abstenant de mentionner l'article du Code civil sur lequel s'appuie la responsabilité patronale mais se focalisant sur les devoirs primordiaux auxquels l'employeur a manqué. Il en résulte que l'on se demande si la responsabilité à laquelle l'employeur a été condamné n'est pas contractuelle.
Dans l'affaire qui nous occupe, l'enjeu de la distinction est faible puisqu'il n'est question que d'une demande de dommages-intérêts. Il en irait autrement si la salariée avait pris acte de la rupture de son contrat ou si elle avait décidé d'interrompre son CDD en raison de ce fâcheux incident.
• Thèse de la responsabilité contractuelle
Telle qu'elle est ici présentée, la responsabilité résulte d'une faute de l'employeur, puisqu'il a manqué à son obligation de sécurité de résultat, on serait donc en présence d'une faute contractuelle.
La Cour de cassation admet fréquemment que l'employeur puisse engager sa responsabilité civile à l'égard de ses salariés pour des actes dommageables dont il n'est pas l'auteur direct. C'est tout naturellement le cas lorsque les agissements émanent d'un cadre ayant reçu délégation de pouvoir (Cass. soc., 15 mars 2000, no 97-45.916). Mais cette responsabilité s'étend aussi aux agissements commis par toute personne n'appartenant pas au personnel de l'entreprise, dès lors qu'elle exerce une autorité, de droit ou de fait, sur les salariés, par exemple, dans une EURL, la conjointe du gérant (Cass. soc., 10 mai 2001, no 99-40.059).
Dans cette dernière affaire, la Cour de cassation ne précise pas le fondement de sa solution. Il ne peut s'agir de l'article 1242, alinéa 5, du Code civil (responsabilité du commettant du fait de ses préposés qui suppose un lien de préposition entre l'employeur et l'auteur du dommage), et pas davantage de l'article 1240 du Code civil (responsabilité délictuelle et quasi délictuelle) qui supposerait que l'employeur soit l'auteur direct de la faute.
• Thèse de la responsabilité commettant/ préposé
En prenant la question sous un autre angle, on peut faire un diagnostic opposé et conclure à la responsabilité du commettant. En effet, la responsabilité fondée sur l'article 1242, alinéa 5, du Code civil suppose la réunion de trois conditions : il faut d'abord qu'il existe entre l'auteur du fait dommageable et celui dont la responsabilité est recherchée un rapport de subordination. Il faut ensuite un acte dommageable émanant du préposé et revêtant les caractères d'une faute. Il importe enfin qu'il y ait un lien de connexité entre le fait dommageable et les fonctions.
“En faisant référence aux trois articles du Code du travail cités par l'arrêt et ne visant qu'eux, la Cour de cassation a peut-être voulu se détacher complètement de cette question un peu théorique de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle”
Or, que voit-on dans notre affaire ? Que les vexations endurées par la salariée l'ont été sous les yeux de trois salariés de l'employeur, deux supérieures hiérarchiques et le tuteur de l'intéressée. Le dommage a été causé par leur passivité coupable. L'employeur n'est alors pas responsable des actes des bénévoles mais de l'absence de réaction de son personnel d'encadrement qui n'a pas protégé l'employée.
• Et si l'absence de référence au Code civil ne devait rien au hasard ?
En faisant référence aux trois articles du Code du travail cités par l'arrêt et ne visant qu'eux, la Cour de cassation a peut-être voulu se détacher complètement de cette question un peu théorique de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle et montrer aux employeurs de quelle manière ils sont censés accomplir leurs obligations de sécurité, de lutte contre la discrimination et de respect de la dignité du salarié. Ces trois devoirs sont des obligations de résultat, ils doivent rechercher ce résultat avec ferveur.
Les combats contre la discrimination et le harcèlement sexuel ou moral sont bien connus, celui pour le respect de la dignité l'est un peu moins. Ce droit fondamental, consacré par une décision du Conseil constitutionnel (Cons. const., 27 juill. 1994, no 94-343), a été renforcé par la Charte sociale européenne du 3 mai 1996, publiée par décret du 4 février 2000, qui souhaite la « sensibilisation, l'information et la prévention contre les actes condamnables ou explicitement hostiles et offensifs dirigés de façon répétée contre tout salarié sur le lieu de travail ou en relation avec le travail ».
TEXTE DE L'ARRÊT
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
Statuant sur le pourvoi formé par Y..., domiciliée 3 allée du Roussillon, [...], contre l'arrêt rendu le 21 septembre 2016 par la cour d'appel de Limoges (chambre sociale), dans le litige l'opposant à l'association Stade poitevin tennis club, dont le siège est rue de la Devinière, [...], défenderesse à la cassation ;
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt ;
Vu la communication faite au procureur général ;
LA COUR, en l'audience publique du 19 décembre 2018, où étaient présents : M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Ott, conseiller rapporteur, M. Rinuy, conseiller, Mme Jouanneau, greffier de chambre ;
Sur le rapport de Mme Ott, conseiller, les observations de la SCP monod, Colin et stoclet, avocat de Y..., et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Sur le moyen unique :
Vu , ensemble les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du même code ;
Attendu que l'employeur, tenu envers ses salariés d'une obligation de sécurité en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, notamment en matière de discrimination, doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué, rendu sur renvoi après cassation (Soc., 20 mai 2015, pourvoi no 14-13357), que Y..., employée en qualité d'agent polyvalent par l'association Stade poitevin tennis club, a, après avoir dénoncé par lettre du 1er avril 2010 à son employeur des faits de discrimination, saisi la juridiction prud'homale ;
Attendu que pour débouter Y... de sa demande en paiement de dommages-intérêts en réparation de ses préjudices moral et financier pour discrimination et violation par l'employeur de son obligation de sécurité, l'arrêt retient que les faits dénoncés ont été commis par des bénévoles de l'association qui apportaient leur aide en cuisine à l'occasion de la soirée et que rien ne permet en l'occurrence d'affirmer que ceux-ci se trouvaient sous la subordination hiérarchique de l'association, que la responsabilité de l'employeur ne saurait être engagée à raison de faits fautifs commis envers sa salariée par des personnes avec lesquelles il n'apparaît lié par aucun lien de préposition, que pour autant l'employeur n'est pas demeuré sans réaction à la suite de cet incident puisqu'il a fait procéder à une enquête interne tout en invitant son personnel à prendre toutes les précautions nécessaires dans leurs relations avec la salariée ;
Qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l'absence d'autorité de droit ou de fait exercée sur la salariée par les auteurs d'agissements discriminatoires alors qu'elle avait constaté que l'insulte à connotation sexiste, proférée par un bénévole, et le jet par d'autres de détritus sur la salariée avaient eu lieu à l'occasion d'une soirée organisée par l'employeur dans les cuisines du restaurant de l'association en présence d'un salarié de l'entreprise, tuteur devant veiller à l'intégration de la salariée titulaire d'un contrat de travail s'accompagnant d'un contrat d'aide à l'emploi, sans que celui-ci réagisse, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 21 septembre 2016, entre les parties, par la cour d'appel de Limoges ; remet, en conséquence la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Bourges ;
Condamne l'association Stade poitevin tennis club aux dépens ;
Vu , condamne l'association stade poitevin tennis club à payer à la SCP Monod, Colin et Stoclet la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du trente janvier deux mille dix-neuf.
Marie Hautefort, Membre du Comité de rédaction
[ Cass. soc., 30 janv. 2019, no 17-28.905, arrêt no 159 FS-P+B]
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