"62 085 euros par mois, c'est un contrat comme on n'en voit
jamais"
Par Claire Padych,publié
le 15/04/2019 à 07:30 , mis à jour à 09:45
l'express
"Elle débute le 15 septembre 2015, tout se passe bien, elle n'a aucune
alerte. Le 22 juin 2016, elle est convoquée à un entretien préalable à
licenciement."
Dix mois après avoir été embauchée à prix d'or, elle est licenciée. Elle
réclame 910 123 euros aux prud'hommes.
Les conflits qui animent les prud'hommes reflètent, chaque jour, notre
histoire sociale. L'audience de jugement est publique. Régulièrement, une
journaliste de L'Express assiste aux débats.
Paris, conseil des prud'hommes, section
encadrement, le 17 janvier 2019 à 15h35
La présidente, les deux conseillères et le conseiller enchaînent les
dossiers. C'est le tour d'Elisa (1), représentée par une avocate. Face à elle,
son ex-employeur est défendu par un avocat.
La présidente : Quelles sont vos demandes ?
L'avocate d'Elisa : Nous demandons à votre
conseil de reconnaître le licenciement abusif de
ma cliente. En conséquence, de condamner l'employeur à lui verser une indemnité
de licenciement abusif de 300 000 euros pour préjudice financier, 300 000 euros
pour préjudice de carrière, 125 000 euros pour préjudice moral, 175 123 euros
de rappel de salaire pour variable sur l'année 2016 et 10 000 euros d'article 700.
La présidente : Quel est le salaire moyen ?
L'avocate d'Elisa : 62 085 euros.
La présidente : Par mois ?
L'avocate d'Elisa : Oui.
La présidente : Sa profession ?
L'avocate d'Elisa : Directrice monde d'une
entreprise du Cac 40. C'est une dirigeante mondiale d'une entreprise mondiale.
La présidente : Dans quel secteur ?
L'avocate d'Elisa : Division luxe, cuir...
La présidente (à l'avocat de l'employeur) : Vous avez des demandes ? Une demande reconventionnelle ?
L'avocat de l'employeur : 5000
euros d'article 700.
La présidente (à l'avocate d'Elisa) : C'est à
vous.
L'avocate d'Elisa : Ma cliente a rejoint un
groupe de luxe qui a des dizaines de milliers de salariés dans le monde et fait
un chiffre d'affaires de centaines de millions d'euros annuels. Cette femme a
une carrière d'élite, elle est dans le top 10 des organigrammes. Elle a passé
16 ans dans un autre groupe de luxe, orienté beauté, et a terminé présidente
mondiale d'un département de pointe.
La présidente : Je suppose qu'on l'a
"chassée" [que l'employeur l'a débauchée, ndlr] ?
L'avocate d'Elisa : Oui. Elle a été prise comme
vice-présidente, avec un budget de près de 3 milliards d'euros à travers le
monde. Elle vit dans les avions mais, en 2015, elle souhaite se rapprocher de
sa famille, près de Paris.
Elle ne cache pas la nouvelle orientation qu'elle veut donner à sa vie et
son nouvel employeur décide de lui créer un poste. "Venez chez nous, pas
de période d'essai", lui dit-on. Elle accepte, est embauchée à 680 000
euros par an, avec une rémunération variable de 50%... C'est un contrat de travail comme
on n'en voit jamais. Elle débute le 15 septembre 2015, tout se passe bien, elle
ne reçoit aucune alerte. Mais, le 22 juin 2016; elle est convoquée à un entretien préalable à licenciement au
4 juillet.
"Rien ne va plus", lui dit-on subitement. Le 5 juillet, elle
prend les devants, écrit à son employeur, lui demande de faire preuve de
sincérité. Elle est licenciée le 16 juillet pour insuffisance professionnelle,
dix mois après son engagement.
L'avocat de l'employeur : Ce dossier
n'est pas manichéen, mais, heureusement, vous aurez à le juger sur une période
de dix mois. Ce n'est pas le procès de l'incompétence mais de l'inadéquation à
un poste. Ça n'allait pas. C'est une greffe qui n'a pas pris.
Les relations sont courtoises entre les parties avant, pendant le contrat
de travail et après. Madame n'a pas exactement été chassée. Elle a émis une
candidature spontanée, comme c'est le cas à ce niveau de responsabilités,
indiquant qu'elle pouvait se rendre disponible pour entrer dans ce groupe. Cela
nous intéressait, elle a discuté avec les dirigeants et un poste a été créé
pour elle. Elle est placée à l'étage de la direction, tout est fait dans les
règles.
On lui donne un rôle pivot. Elle doit jouer les intermédiaires entre le
directeur général, les dizaines de milliers de salariés du groupe et les
marques émergentes représentées, chacune, par une société. Elle doit faire de
la coordination, avoir un rôle fluidifiant, faciliter et aider les différents acteurs.
Elle n'ignorait pas la difficulté de ce travail. "Je savais tous les
risques que je prenais en acceptant ce poste", écrit-elle. Elle est
formée, le groupe met les moyens pour l'intégrer.
L'avocate d'Elisa : Vous indiquez dans vos
conclusions avoir mis en place une formation de 35 heures pour 240 000 euros
hors taxe pour ma cliente en soulignant qu'elle se devait d'être
performante.
L'avocat de l'employeur : Oui,
nous avons produit la facture pour montrer que madame a été intégrée comme il
le fallait.
L'avocate d'Elisa : Elle n'a pas été la seule à
bénéficier de cette formation.
L'avocat de l'employeur : Nous
n'avons jamais dit qu'elle avait été la seule à en bénéficier, nous avons
justifié du coût global d'une formation exceptionnelle pour cette élite de
dirigeants.
La présidente : Revenons, s'il vous plaît, aux
griefs.
L'avocate d'Elisa : Quand on lit la lettre de licenciement,
on ne trouve aucune démonstration pour justifier l'insuffisance
professionnelle. Rien. Vous indiquez le coût de cette formation comme s'il y
avait un lien entre les deux, mais c'est tout. Et pourtant, vous faites valoir
quatre griefs, dont le premier est de ne pas avoir mis en place un plan
stratégique avec des actions concrètes. Dommage, ma cliente l'a fait. Le plan
d'action établi a été remis au PDG le 18 janvier 2016, moins de quatre mois
après son arrivée. Ce plan prend en considération les différentes marques et
les actions à venir pour chacune et d'une manière globale.
Personne ne lui dit que ce plan ne convient pas, donc tout va bien. Elle
propose même de se séparer d'un directeur, et la direction est changée. A son
départ, l'entreprise a poursuivi la mise en oeuvre de ses préconisations.
La présidente : Dans une telle structure, il y a
quand même un Codir [comité de direction, ndlr] ?
L'avocate d'Elisa : Oui, et je n'ai rien de la
part de mon contradicteur. Ce plan a été présenté, il a convenu et ma cliente
l'a mis en oeuvre.
L'avocat de l'employeur : Elle
est en contact avec la direction du groupe, elle propose ce plan, c'est vrai.
Et elle le met en oeuvre, c'est vrai aussi. Sauf que cela ne s'est pas bien
passé sur le plan relationnel, sur le plan humain, dans les faits. Des plaintes
remontent au niveau de la direction générale.
Madame a un caractère très directif mais elle n'est pas censée diriger les
huit marques qu'elle a en charge, elle doit coordonner, faire gagner du temps,
fluidifier les rapports. J'ai bien conscience que je n'ai pas une flopée
d'attestations, c'est un monde feutré.
Objectivement, je ne peux pas vous le démontrer, mais cette réalité conflictuelle
ressort des mails. Un directeur de société lui écrit, le 8 juillet 2016 :
"Indépendamment des divergences de vues initiales..." Et le bras
droit du PDG l'alerte, le 4 mars : "Il faut nous revoir, nous aboutissons
à du désordre organisationnel". Une réunion est même mise en place.
Une conseillère : En avez-vous un compte rendu
?
L'avocat de l'employeur : Il n'y
en a pas, une fois encore, à ce niveau-là, cela ne se fait pas. Mais mon
contradicteur ne l'a pas contesté.
La présidente : D'autres griefs ?
L'avocate d'Elisa : Deuxième grief, elle
n'aurait pas su hiérarchiser ses priorités. Quand ? De quoi parle-t-on ? Elle a
des attestations élogieuses de ses précédents employeurs.
Troisième grief, un grand classique : un mode de communication défaillant.
Elle n'a pas mis l'entreprise sens dessus dessous ! Ma cliente a un caractère
formidable, elle parle cinq langues, elle est citoyenne du monde et sait
s'adapter partout. L'une de ses missions est de redynamiser des marques en
déclin. Sans doute ses décisions ont-elles pu mécontenter un directeur, bien
tranquille dans son coin. S'est-il plaint ? On n'a rien. On nous le suggère, on
le devine.
Le quatrième grief est un problème relationnel avec "des membres
importants" du groupe et le comité exécutif. Qui ? Quand ? Comment ? Vous
n'avez rien. Enfin, ma cliente aurait créé des tensions préjudiciables au bon
fonctionnement de l'entreprise. Elle continue pourtant à dégager des milliards
d'euros de chiffre d'affaires!
La présidente (à l'avocat de l'employeur) : Rapidement, une réponse globale...
L'avocat de l'employeur : Ce sont
des difficultés d'ordre conflictuel, c'est la raison de la rupture. Le poste
n'était pas adapté.
La présidente : A-t-elle été remplacée ?
L'avocat de l'employeur : Non.
La présidente : Donc, le groupe n'avait pas besoin
de son poste ?
L'avocat de l'employeur : Ce
n'est pas exactement cela.
La présidente : Elle est directrice générale de
huit marques, si j'ai bien compris ?
L'avocat de l'employeur : Non,
elle doit faire la liaison et faire preuve de tact avec chacune. C'était
l'objet de sa mission, pas de travailler comme directrice des huit marques.
Elle doit être l'oreille de l'un et l'oreille de l'autre, elle ne comprend pas,
malgré des mises en garde des dirigeants.
En avril, on lui propose un coach personnel pour l'aider dans le
management. On la relance : "As-tu pu la joindre ?" Elle répond que
non. "Je te donne un autre contact", lui écrit la DRH. Cela nous a
coûté 550 000 euros de salaire, c'est un investissement lourd, cela n'a pas
marché, dont acte. Nous nous opposons aux demandes formulées, près d'un million
d'euros pour neuf mois, on dépasse toute raison. Sur le préjudice de carrière,
elle a retrouvé un travail et nous en sommes très heureux.
L'avocate d'Elisa : Elle a été au chômage un an
et demi, avec une période de carence. Il y a un préjudice. Quant au bonus, elle
y est éligible.
L'avocat de l'employeur : Si ça
n'a pas "matché" avec les autres, dans notre groupe, ce n'est pas de
notre faute. Elle a déjà perçu un bonus de 40 000 euros. Elle était très bien,
mais juste pas du tout compétente pour le poste.
16h15. La présidente
: Les débats sont clos.
Verdict, le 18 février 2019. Le
licenciement est requalifié en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
L'employeur est condamné à payer à Elisa 175 123,29 euros de rappel de salaire
sur la rémunération variable de 2016, 120 000 euros pour licenciement sans
cause réelle et sérieuse, 40 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice
de carrière et 1500 euros d'article 700.
Le préjudice de carrière en clair
Ces conséquences sont consubstantielles à tout licenciement : la carrière
du salarié dans l'entreprise est terminée et il va lui falloir retrouver un
autre emploi. C'est pour pallier ce préjudice inhérent à la rupture voulue par
l'employeur que les indemnités de licenciement existent.
Toutefois, certains avocats avancent une demande distincte, "le
préjudice de carrière". Il leur faut démontrer en quoi le licenciement a
un impact sur l'ensemble de la vie professionnelle. Ici, l'avocate de la
salariée met en avant une carrière irréprochable brusquement entachée par un
licenciement rapide (moins d'un an après sa prise de fonctions) dans un groupe
prestigieux. Les dirigeants, concurrents et alliés du microcosme dans lequel se
croisent ces talents, sont inévitablement intrigués par cette rupture, qui peut
signifier l'arrêt brutal d'une ascension commencée seize ans plus tôt dans un
autre groupe de renom.
Cette perte en crédibilité a été reconnue par les juges prud'homaux, qui
lui octroient 40 000 euros sur ce chef - comme ils l'avaient fait pour Nathalie André, directrice des
programmes d'Europe 1, engagée pour une saison et licenciée
brutalement. Prendre en compte le préjudice de carrière n'est donc pas une
exception.
Cette demande peut également être formulée pour des non-dirigeants, mais
sur des faits avérés : l'évolution et le salaire du salarié stagnent, quand
ceux de ses collègues progressent. Une discrimination est souvent à l'origine
de ce préjudice de carrière (Cour de cassation, 25 janvier 2011,
pourvoi n° 09-402.17 ). Dans l'affaire des 848 "Chibani", le
préjudice de carrière avait été reconnu et la SNCF avait finalement renoncé à se pourvoir en
cassation.
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