LE MONDE | • Mis à jour le | Par Sarah Belouezzane et Bertrand Bissuel
Le Medef a franchi un palier supplémentaire dans son hostilité au compte personnel de prévention de la pénibilité (souvent désigné sous le sigle C3P). Mercredi 29 juin, le président du mouvement patronal, Pierre Gattaz, a affirmé ne pas savoir « comment faire »pour respecter de nouvelles obligations liées à ce dispositif, dont l’entrée en vigueur est prévue le 1er juillet. « Donc, nous ne [les] appliquerons pas », a-t-il ajouté.
Un quasi-appel à la désobéissance civile condamné par le gouvernement et par plusieurs leaders syndicaux. Cette prise de position prouve, une fois de plus, que le Medef a choisi, depuis plusieurs semaines, de durcir le ton à l’encontre de l’exécutif. Elle vise aussi à obtenir une sorte de moratoire sur la mise en œuvre d’une réforme combattue dès le départ par les syndicats d’employeurs.
Quelques heures après les déclarations de M. Gattaz, le Medef a précisé le fond de sa pensée dans un communiqué particulièrement virulent : « Le gouvernement, écrit-il, a choisi de continuer sa fuite en avant politique et dogmatique en s’arc-boutant sur un dispositif qui s’apparente à un monstre technocratique élaboré en cabinet loin des réalités du terrain. »
Ces critiques s’ajoutent à celles de la CGPME, qui a lancé, il y a quelques jours, une campagne de communication fustigeant les mesures imposées aux entreprises à compter du 1er juillet, en matière de pénibilité. Le président de cette organisation, François Asselin, va, cependant moins loin que son homologue du Medef. Il se borne à déplorer que la loi est « pour partie inapplicable », selon les mots qu’il a employés, mercredi, sur BFMTV. Il estime aussi que les pouvoirs publics n’écoutent pas ses mises en garde réitérées sur la difficulté à trouver des solutions opérationnelles pour que les patrons soient« dans les clous ».
Le gouvernement a très modérément apprécié la sortie du « patron des patrons ». « On ne peut pas (…) se soustraire aux lois de la République », a tonné Manuel Valls. Même réactions pour la ministre du travail, Myriam El Khomri, et sa collègue en charge des affaires sociales, Marisol Touraine : le Medef n’est pas au-dessus de l’Etat de droit, ont-elles dit en substance.
« Usine à gaz »
Une opinion partagée par les syndicats. Hervé Garnier (CFDT) rappelle que le Medef « a eu trente mois pour s’y préparer. Ils se discréditent en étant si dogmatiques ». « Ça dénote l’état d’esprit du patronat aujourd’hui, qui se croit tout-puissant, enchaîne Philippe Pihet (FO). Une réglementation, ce n’est pas un self-service. » Pour Eric Aubin (CGT), la question se pose de savoir s’il faut infliger des « pénalités financières » aux employeurs en infraction avec les textes.
Au Medef, on assure que la position affichée, mercredi, par M. Gattaz « n’a rien de nouveau ». « Nous répétons que les mesures sur la pénibilité sont inapplicables depuis le début », explique un porte-parole. Il ne s’agit pas, ajoute-t-il, d’exhorter les entreprises à ne pas s’y conformer, mais d’obtenir « le report de la date d’application », « au moins » jusqu’à ce que soient connues les recommandations de trois experts.
Le premier ministre avait confié une mission d’évaluation et de suivi à Pierre-Louis Bras (président du Conseil d’orientation des retraites), Jean-François Pilliard (ancien vice-président du Medef) et Gaby Bonnand (CFDT, ex-président de l’Unédic). Ils pourraient remettre une première série de réflexions, soit en juillet soit à la rentrée.
Depuis la loi de janvier 2014 réformant les retraites, les entreprises doivent identifier leurs salariés qui sont exposés à au moins un des dix facteurs de risque prévus dans ce texte. Sous la pression du patronat, qui y voyait une « usine à gaz » impossible à faire tourner, le gouvernement a accepté de différer partiellement l’application de la réforme.
Quatre des dix facteurs de risques sont entrés en vigueur en 2015. Cela a permis à quelque 500 000 personnes d’ouvrir un C3P et de commencer à accumuler des droits, indique-t-on dans l’entourage de Mme Touraine. Les six autres facteurs, qui jouent à partir du 1er juillet, posent de redoutables problèmes, d’après les organisations d’employeurs, car ils s’avèrent difficiles à mesurer. « Il faudrait placer une caméra derrière chaque salarié », estime une source patronale, pour déterminer, par exemple, le nombre de charges lourdes manutentionnées ou le temps passé à travailler dans des températures élevées.
Conscient de la difficulté, le gouvernement avait invité les branches à élaborer des « référentiels », une sorte de guide pour permettre aux chefs d’entreprises d’appliquer le dispositif. Un certain nombre d’entre elles se sont lancées dans cet exercice – y compris le bâtiment, pourtant très critique, puisque les représentants de ce secteur ont demandé à un organisme professionnel (l’OPPBTP) de plancher sur le sujet.
« Entreprises livrées à elles-mêmes »
Mais, pour l’heure, un seul référentiel a été homologué par l’administration et a fait l’objet d’un accord de branche : il concerne les distributeurs-grossistes de boissons. D’après une source proche du dossier, « vingt à vingt-cinq branches ont fait ce travail de construction d’un référentiel », mais elles ne l’ont pas déposé. Dans certains cas parce que le résultat n’était pas entièrement abouti. Mais d’autres font de la rétention « pour des raisons politiques », complète une autre source. Autrement dit, elles ne veulent pas se mettre en avant et passer pour de bons élèves au moment même où le patronat repart en guerre contre le C3P.
« Si aucun référentiel n’est publié, de nombreuses entreprises vont être livrées à elles-mêmes et auront de la peine à déclarer les postes exposés », confie un permanent au sein d’une organisation patronale. Une ex-figure de l’industrie craint que la mise en vigueur de la loi s’opère « de manière disparate », les grands groupes parvenant à s’y conformer sans encombre ou presque, mais pas les PME.
A ce stade, il n’y a pas encore péril en la demeure. Les entreprises sont seulement tenues, depuis le 1er juillet, d’engager la recension des salariés concernés par la deuxième vague de facteurs de risques. Le 1er janvier 2017, elles devront les déclarer. Mais d’après un ancien responsable patronal – par ailleurs très critique sur les modalités du C3P –, les déclarations de M. Gattaz sont « dangereuses », car elles risquent « de faire le jeu des extrêmes ».