Par Sophie De Menthon le 27.08.2018 à 08h38
Vocabulaire réduit, grammaire ignorée, franglais, au
bureau comme dans la rue, notre langage s'appauvrit terriblement. Petit
florilège des plus belles horreurs que nous ne voulons plus entendre en cette
rentrée.
Le langage devient le fast-food de la pensée en entreprise et ailleurs. Non
seulement il faut penser comme tout le monde, mais il faut le dire comme tout
le monde. Les tics de pensée sont entretenus par des tics de langage et
inversement ! Les expressions branchées créent à la satisfaction quasi générale
une grande communauté de vide.
Ainsi, « Je suis sous l’eau », par exemple, permet de faire
savoir que vous ne répondez plus à vos mails et que tous vos dossiers
sont en retard et, par la même occasion, cela peut expliquer votre futur
« burn out » parce que vous ne faites plus face. Pour les plus chics,
vous êtes « over bookés ». En d’autre terme « vous êtes
charrette ».
Les tics de langage finissent par déteindre sur nos comportements. Le
« bon courage » en est un symbole phare Selon le dictionnaire :
« Le courage est une vertu qui permet d’entreprendre des choses difficiles
en surmontant la peur et en affrontant le danger, la souffrance, la
fatigue,...», la vertu des héros. C’est évidemment la raison pour laquelle 20
fois par jour on se souhaite « Bon Courage! » en partant travailler,
avant d’entrer en réunion, en prenant la route ou le métro, avant un
rendez-vous, à la fin du week-end, en rentrant de déjeuner, aux enfants qui
partent à l’école (bon début !) etc. Car tout cela relèverait de l’héroïsme
dans une société qui pense que le travail est un mal nécessaire, mais un mal
tout de même.
Le danger menace et vous vous sentez dépassé ? Un « ça va pas le
faire! » angoissé exprime votre doute ou celui de votre collaborateur. Si
ce dernier hésite vraiment face à une tâche rebutante, il lâchera un « ça
m’saoule » péremptoire et élégant (expression adorée des ados qui savent
de quoi ils parlent) et vous n’avez plus qu’à quitter le bureau à reculons.
L’ambiance reste plombée lorsque le commercial lui aussi, vous prévient qu’il
ne "va pas se prendre la tête", voire que « ça le gonfle »
de retrouver les coordonnés d’un client disparu. Pourtant au dernier séminaire
avec séance de méditation (comment ça vous ne méditez pas ?), on vous a fait
dire tous ensemble « on est dans le partage »... tant qu’on « se
fait plaisir » tout va bien, et de toute façon, on est dans la
bienveillance. S’il essaie et qu’il échoue il pourra vous dire le cœur sur la
main « j’ai tout donné » inspiré en cela par le candidat de
« The Voice » qui n’a pas été retenu.
La vulgarité en dessert
« Y’a pas d’souci », en revanche, équivaut à un
acquiescement gai et enthousiaste. Au bistrot vous êtes soulagé que le fait de
commander un coca ne présente « pas de soucis » pour le
garçon ... ça pourrait « poser problème » car
le « problème » est partout, il menace, il jalonne votre journée
(il justifie probablement le bon courage).
Vous arrivez à ce que vous croyez être un café et vous êtes accueilli d’un
« c’est pour manger ? » suspect, vous sentez que si ce n’est pas le
cas puisqu’il est midi, vous risquez d’être éconduit. On ne va pas déranger le
couvert qui est déjà mis, pour une orange pressée. Mais le pire est dans la
généralisation du terme "manger" ! On ne déjeune plus, on ne dîne
plus, on ne goûte plus : on mange. On "mange ensemble", on s’arrête
pour manger, on fait à manger. Le monde est une mangeoire, la vulgarité en
dessert. Il reste toutefois la pause-déjeuner, qui n’est pas encore la
pause-manger, sans oublier le cocktail déjeunatoire (invention des traiteurs)
dont la forme grammaticale est déjà une menace d’intoxication.
Le congé est une composante essentielle du travail. Les 35 heures ayant
été créés, les RTT (réduction du temps de travail) sont devenues un sigle
qui fait des envieux dans le monde entier bien que n’ayant de traduction en
aucune langue. Elles sont passées dans le langage commun à peu près autant que
week-end. C’est ainsi que j’ai appris récemment au standard d’une
administration que mon interlocuteur avait pris (on sent la haute lutte) sa
« globalisation de congés », "qui intègre les RTT",
m’a t-on spécifié bien que je n’eusse rien demandé. Une autre qui avait
eu à subir le préjudice indéniable d’une bonne santé, avait pris ses
« congés maladie » : elle y avait droit.
L'écrit n'est pas préservé de la perte de sens
Toutefois nous savons aussi reconnaître avec
subtilité ce qui va bien. « C’est que du bonheur » est supposé
exprimer en toute circonstance à quel point la vie vous a souri, qu’il s’agisse
d’un simple pot avec vos collègues de bureau ou d’un succès quelconque
(le selfie sera là pour en témoigner). Le bonheur est un droit, il a supplanté
le plaisir. « Que du bonheur » s’applique donc à tous les
menus plaisirs de la vie et s’emploie à toutes les sauces, personne ne doute
que promener votre chien ne soit que du bonheur. Pour encourager le sort, on
formule de nombreux souhaits à chaque épisode de votre journée, le restaurant
étant en la matière leader : bon appétit, bonne dégustation (pour les carottes
râpées), bonne continuation d’appétit (sic) ou bonne poursuite
de repas, en revanche pas de « bonne addition », cela ne saurait
tarder. Quand le courage n’est pas invoqué, la sollicitude est toujours là :
bonne réunion, bon rendez-vous, bonne fin d’après midi, bonne journée,
bonne continuation... « Ca marche » est le nouveau
passeport pour l’action, certains restent sur « ça roule », mais en
tous les cas vous n’aurez aucun détail, votre interlocuteur est déjà parti.
Langage bâclé, réduction du vocabulaire, grammaire inexistante, perte de
sens.
L’écrit pourrait nous sauver de ce qu’on appelait le langage familier.
Nenni! Les mails se truffent de fautes d’orthographe, de grammaire (concours
dans l’audiovisuel) de tournures maladroites, d’ellipses et d’abréviations
inquiétantes. C’est ainsi que, jadis, j’ai répondu à un mail en commençant par
« mon commandant » à un interlocuteur qui avait fait figurer CDT devant
son nom. Je fus rapidement déniaisée : il s’agissait d’un
« cordialement » accéléré. Le langage administratif a gagné du
terrain, pour faire sérieux on plagie les textes abscons du code du travail ou
des courriers administratifs qui ne s’adressent pas à Corinne Duplantin mais à
Duplantin Corinne... Allez donc savoir pourquoi ? La nouvelle formule magique
est « suite à », cela permet de relier ce qui n’a aucun rapport, mais
avec faute de français en prime.
Pour éviter cela, rien de mieux que le franglais, interdit en principe par
la loi ! Les mêmes politiques qui s’attaquent avec acharnement à la défense de
la langue française (qu’ils écorchent sans vergogne) nous balancent des lois
sur les FAKE NEWS qui d’évidence sont plus dangereuses en anglais que les
fausses nouvelles. Nos ados sont adeptes de BINGE DRINKING (plus chic que la
saoulographie organisée), on « part de SCRATCH » sur un dossier, et
après le boulot rien de tel qu’un petit AFTER WORK car vous êtes BORDER LINE
(épuisé). Nous subissons des BREAKING NEWS sur toutes les chaines infos qui
cherchent des SCOOPS. Si vous voulez des éléments de langage rien de tel que le
STORY TELLING... votre REPORTING n’est pas prêt? Vous allez provoquer un CLASH
car en réunion on va travailler sur le BIG PICTURE (vision d’ensemble) ...
Pas grave tout ça, finalement c’est trop cool...
Notre Avis:
- On aura bientôt beaucoup de mal à différencier Intelligence artificielle et connerie naturelle.
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